Forte d’un succès incontestable en librairie et suivie par plus de 4,1 millions d’abonnés sur Instagram, Rupi Kaur est le visage de la poésie moderne. La reine du retour à la ligne a aussi été la cible de nombreuses controverses : censure, plagiat et discrédit porté sur son œuvre.
Le confinement, une source d’inspiration. Rupi Kaur publiait le 17 novembre dernier son troisième recueil de poèmes Home body. Un titre évoquant notamment la crise du coronavirus, puisque l’auteure est retournée vivre chez ses parents au moment de la pandémie. Âgée de 28 ans, Rupi Kaur est née dans la province du Pendjab, en Inde, puis a émigré à Toronto, au Canada, avec sa famille à l’âge de 4 ans. Il y a cinq ans, la jeune femme timide publiait ses poèmes sur Instagram. Petit à petit, son nombre d’abonnés a atteint 4,1 millions. Désormais, l’Instapoet* déplace des milliers de personnes à chacune des lectures publiques de ses textes, dans le monde entier.
Violences, sexisme, immigration, amour, traumatisme, famille, corps des femmes, sexualité : tels sont les thèmes abordés par Rupi Kaur. Milk and honey, son premier livre publié en 2015, est resté plus d’un an parmi la liste des bestsellers du New York Times. Le deuxième, The Sun and her flowers, est sorti en 2017 et a propulsé son auteure parmi les 100 femmes d’influence nommées par la BBC la même année. Une success story tâchée de quelques controverses, mais un trône de poétesse de la décennie, décerné en 2019 par The New Republican.
De la censure à l’influence, une présence indélébile sur Instagram

Rupi Kaur, Instapoet en vue, gagne soudainement en visibilité en 2015 du fait d’une polémique sur les réseaux sociaux. Cette année, une photo postée par Rupi Kaur sur Instagram crée le buzz après sa suppression par la plateforme, pour avoir « enfreint les règles de la communauté ». Sur ce cliché, on peut voir la jeune femme, allongée sur le côté et de dos, en pyjama, avec une tâche de sang au niveau de l’entrejambe du fait de ses règles.
Loin de se plier à cette censure, l’artiste publie à nouveau la photo en question (qui sera supprimée à nouveau), et rétorque : « merci @instagram de m’avoir fourni l’exacte réponse que je critique à travers mon travail ». Rupi Kaur pointe du doigt l’hypocrisie d’une « société misogyne » où il est plus toléré de publier des photos de femmes parfois mineures, en sous-vêtements, de les objectifier et pornifier, plutôt que de poster une photo d’une femme entièrement habillée avec une petite tâche de règles.
Du fait de l’ampleur que prend l’affaire, Instagram republie la photo et présente ses excuses à la jeune femme, assurant que la suppression était le fruit d’une « erreur ».

Naissance du style Rupi Kaur, du Pendjab à Toronto
À l’âge de 12 ans, Rupi Kaur remporte un concours d’essai et d’éloquence dans son école de Toronto, malgré sa timidité, son introversion, et le harcèlement qu’elle subissait alors. Cela marque pour elle un nouveau départ et le début de ses ambitions littéraires.
Rupi Kaur tire de son histoire personnelle une sensibilité particulière en ce qui concerne les oppressions des peuples, les divisions religieuses ou encore l’immigration. Mais ses origines inspirent également l’artiste dans son style littéraire. Comme dans la gurmukhi, l’écriture alphasyllabaire utilisée au Pendjab, elle n’utilise pas de majuscules : toutes les lettres prennent le même espace, et cela crée une certaine régularité dans ses poèmes. Le seul signe de ponctuation utilisé par Rupi Kaur, de manière très sporadique, est le point.
Au-delà de ces règles simples, le style de la poétesse est caractérisé par des retours à la ligne qui cassent la dynamique des phrases. Autres signes distinctifs : des vers et des poèmes généralement très courts. Parfois, elle emploie également la prose, ou l’usage de l’italique pour structurer différemment ses textes. La plupart de ses poèmes ont un titre, qui apparaît à la fin du texte et en donne parfois la clé.
Durant son adolescence, elle écrit et publie anonymement ses textes sur Internet, avant de se lancer en 2013 sur Tumblr avec son véritable nom, puis sur Instagram l’année suivante. Le choix d’une plateforme de diffusion d’images s’explique par l’ajout de dessins minimalistes et enfantins pour illustrer ses textes. Interviewée en 2017 par le Hindustan Times, elle motive ce choix artistique par l’effet suscité du fait du contraste manifeste entre des thématiques « lourdes », des sujets profonds et sombres, et des dessins très simples et épurés.
En 2020, Rupi Kaur explique sur Instagram qu’elle réalise d’abord une esquisse sur papier de son dessin, selon ce que ses propres mots lui inspirent. Dans un second temps, elle reproduit le tracé sur le trackpad de son ordinateur, du bout du doigt, et finalise son dessin sur Adobe Illustrator. Une technique qu’elle n’a pas modifiée depuis 2013 et qui participe à sa signature, dont on peut encore voir les imperfections si l’on regarde ses dessins de près.

Cascade de controverses, le revers de la médaille
Un style simple en apparence et des sujets universels qui ont su toucher des millions de lecteurs, en particulier de jeunes femmes. Au moment de publier son premier ouvrage, la jeune femme choisit l’auto-édition, en dépit des conseils de ses enseignants qui estiment qu’elle risque de se couper du reste du milieu littéraire. Elle maintient son choix, considérant qu’elle était « déjà bannie de ces cercles littéraires », les critiques lui reprochant son manque de complexité, ses écarts vis-à-vis des formes de poésie traditionnelles et estimant que « n’importe qui peut écrire comme cela ».
« Je suis une fille à la peau brune d’une souche punjabi élevée à Toronto. Je ne m’attends pas à ce que les critiques littéraires et les puristes comprennent les nuances de mes expériences et celles des gens qui m’entourent… »
Rupi Kaur est aussi accusée d’avoir plagié (entre autres) Nayyirah Waheed, elle aussi Instapoet auto-éditée, dont elle ne dément pas s’inspirer. Une controverse « difficile à gérer » pour la Canadienne, estimant dans une interview accordée à Vice en 2018 qu’il n’est pas étonnant de trouver des similitudes entre elles, puisque toutes les deux sont féministes, immigrées, issues de communautés ayant subi des oppressions, et que toutes deux « essayent de dépasser leur douleur en écrivant ».
D’après Rupi Kaur, ces ressemblances sont le « reflet de l’époque » et du monde dans lequel toutes les deux écrivent, de faits de société qui dépassent les individus, soient-ils artistes. Des récits modernes, des voix de femmes qui s’élèvent pour raconter leur propre histoire. Auprès d’Atisha Jain, du Hindustan Times, Rupi Kaur explique avoir manqué de repères culturels auxquels elle pouvait s’identifier en grandissant.
« J’ai réalisé l’importance d’être représentée et je souhaite que cela soit différent pour mes enfants. Ils doivent avoir accès à leur propre littérature. »
Sept recueils de poèmes : trois vrais et quatre faux

Rupi Kaur bouscule les codes, littéraires et sociétaux. Rupi Kaur agace. Peut-être parce qu’elle est l’une des rares à vendre de la poésie et à en vivre. En un peu plus de cinq ans, la notoriété de Rupi Kaur a explosé et ses trois ouvrages revendiqués (Milk and honey, The Sun and her flowers, et fin 2019 Home body) ont su rencontrer leur public. Avec plus de huit millions d’ouvrages vendus, elle est considérée comme un modèle par de nombreuses jeunes femmes de la génération Instagram. Il y a celles que Rupi Kaur a indirectement inspiré dans la création de leur entreprise, celles qui vont la voir déclamer ses poèmes sur scène lors de ses tournées, comme elles iraient voir le concert de leur chanteuse préférée, et celles qui se tatouent (pour de vrai) ses vers dans la peau. Poète et influenceuse accomplie, Rupi Kaur se révèle aussi en tant que businesswoman, avec la mise en vente de produits dérivés reprenant ses dessins et poèmes inspirants. Sur son site internet, il est possible d’acheter des t-shirts et tapisseries, mais aussi une gamme de tatouages éphémères lancée dernièrement.
Son succès a suscité de nombreuses parodies. Plus grave : au-delà des moqueries isolées, quatre livres ont été publiés et sont vendus sur des sites comme Amazon, la Fnac, ou la librairie américaine Barnes and Noble, et répertoriés sur le site Goodreads. Intitulés #metoo, The Moon and her stars, She, ou plus récemment House bodies, ils sont signés Rupi B Kaur ou Rupi Bar Kaur, mais la « vraie » Rupi Kaur n’en a jamais fait la promotion. Contactées par Nakama, la maison d’édition officielle et l’auteure n’ont pas souhaité répondre à nos questions, ni n’ont communiqué officiellement sur le sujet.
« Spoof, scam, fake » (« parodie, arnaque, faux ») sont les termes qui reviennent dans les commentaires laissés par les acheteurs sur Amazon. Une jeune bookstagrameuse suédoise a même réalisé deux revues de ces faux recueils de Rupi Kaur, déçue et choquée par le contenu grossier et insultant des ouvrages, « objectifiant le corps des femmes », ainsi que par de nombreuses mentions de « sexe anal ». S’étant procuré des extraits de The Moon and her stars, Nakama peut confirmer la teneur des textes et illustrations de ce faux recueil (voir ci-dessous).
Un autre usager d’Instagram, lui aussi tombé dans le piège, mentionne un texte comportant « parfois [ce qu’[il] perçoit comme] une subtile ironie, parfois une parodie évidente et plutôt insipide – mais parfois aussi, en fait, un premier degré très grave ». L’ampleur de cette arnaque n’est pas connue, ni son objectif : simple recherche de profit économique, volonté de nuire à la poétesse, ou de choquer ses jeunes lectrices ?

